“On peut se noyer dans une flaque d’eau” répétait mon grand-père avec beaucoup d’à propos.
Je confirme puisque, apparemment, ce dimanche, j’ai failli claquer. Sur le coup, je ne me suis pas vraiment rendu compte de ce qui m’arrivait. Je bouquinais dans mon bain, tranquillement après avoir mangé, comme chaque dimanche soir. Le livre, c’était Et toujours le bruit de l’orage de Justine Niogret, dont j’aurai bientôt l’occasion de reparler. Je ne risque pas de l’oublier, celui-là.
Tout d’un coup, j’ai ressenti comme une brûlure au niveau des lèvres. Comme un coup de soleil autour de la bouche. Ça piquait légèrement, ça tirait un peu.
De simple démangeaison, la sensation s’est vite mutée en une douleur atroce qui s’est propagée au menton, au nez, aux joues. Le temps de sortir du bain et de me contempler dans le miroir, mon visage était déjà en train d’enfler monstrueusement. Mes lèvres avaient doublé de volume, mon nez prenait des allures inquiétantes, mes yeux étaient exorbités, les veines se gonflaient à travers mon cou. Le tout dans une teinte violacée qui s’épanchait en partant de ma bouche déformée.
Déjà ma langue s’endormait et je peinais à articuler. L’air sifflait à chaque aller retour dans mes bronches.
On m’a vite emmené à l’hôpital qui, heureusement, est situé à moins d’un kilomètre de la maison. Aux urgences, je ne tenais plus debout, j’avais le souffle court et je ne pouvais déjà pratiquement plus parler. Tout mon visage n’était qu’une douleur abominable. Dans la salle d’attente, une fillette à l’arcade ouverte me regardait avec des yeux éberlués. Sa mère essayait de lui détourner l’attention. Elle en fera sans doute des cauchemars.
Les secondes qui s’ensuivirent durèrent des siècles. Je suis passé devant un miroir et je m’y suis difficilement reconnu, trente ans plus vieux, le visage bouffi, bleu, prêt à exploser. Je m’attendais à sentir mes joues se déchirer sous la pression. Quand on m’a déshabillé, mon torse était bleu, mon ventre était bleu et dur comme une pierre, mes bras étaient bleus, mes mains étaient bleues. Des énormes gourmes beiges apparaissaient au compte-gouttes sur mes coudes, mes épaules, mes avant-bras. Mes mains ressemblaient à celles de Mickey Mouse. Je pouvais sentir mon pouls dans mes tempes et mes oreilles.
« Ne bougez pas, les médecins arrivent », prise de sang, « ne paniquez pas », 7 de tension, « pensez à autre chose », électrodes, « ne buvez pas d’eau, vous risquez une fausse déglutition ». Perfusion. Nausées.
On se calme. Les mains reprennent une forme humaine. Le souffle revient lentement mais sûrement. Grosse frayeur. Le démon est sorti.
Il paraît que j’ai fait un choc anaphylactique. Il paraît que c’est parce que j’ai développé une réaction allergique à cause d’un crustacé surgelé. Il paraît que si j’étais arrivé plus tard aux urgences, on aurait dû me mettre sous assistance respiratoire. Et encore un peu plus tard, je n’aurais jamais vu mes trente ans.
Ça me paraissait un peu exagéré, alors je suis allé vérifier sur le net :
« Le choc anaphylactique est une réaction allergique exacerbée, entraînant dans la plupart des cas de graves conséquences et pouvant engager le pronostic vital. Il s'agit d'une manifestation d'hypersensibilité immédiate due à la libération de médiateurs vaso-actifs chez un sujet au préalable sensibilisé. Le choc anaphylactique peut entraîner une chute de la pression artérielle, une accélération du rythme cardiaque (tachycardie). S'y associent des troubles respiratoires et des troubles digestifs (nausées, vomissements, troubles de la déglutition, diarrhées). La mort peut survenir par arrêt circulatoire qui désamorce la pompe cardiaque, ou par un spasme majeur au niveau des bronches, entraînant un état d'asphyxie, ou encore par œdème pulmonaire. »
Ben merde alors, j’ai bien failli crever ce dimanche.
Maintenant, ça va mieux. Je me goinfre de médicaments à longueur de journée. Des trucs interdits aux coureurs cyclistes, des choses comme ça. Ça me rend de mauvaise humeur, ça me rend en pleine forme, puis tout mou, puis euphorique, puis à plat. Ça m’a rempli les pommettes. Ça me fait mal aux dents. Les premiers jours, j’avais perdu le sens du goût. Ça me donne des bouffées de chaleur. Ça m’empêche de dormir la nuit. Je ne suis plus jamais vraiment éveillé, ni jamais vraiment endormi. J’erre quelque part entre ma tête et un corps que des tas de molécules ont envahi.
Je ne peux plus boire d’alcool.
Je ne peux plus prendre le volant pendant la durée du traitement.
Et je ne peux plus manger de crustacés. Ça va sans dire.
Mais je suis content d’être encore là pour le raconter.
Parce que j’aime bien raconter ma vie, mes petites anecdotes, mes mésaventures.
Parce que ça m’aurait vraiment bouffé le ventre de ne pas pouvoir en raconter une pareille.
Sacré crustacé, va.
Tiens, ça me rappelle qu’il y a un groupe hollandais que je n’aime pas qui s’appelle Anaphylactic Shock : http://www.myspace.com/anaphylacticshock13