lundi 9 mai 2016

Alan Weisman - "Homo Disparitus" vs. Locrian / Horseback - "New Dominions"

Sorti en 2012, le split "New Dominions", signé Locrian et Horseback, dépeignait des paysages sonores désolés, éteints, à la limite de l'étouffement sonore. L'impression de générique de fin d'une civilisation qui s'en dégage n'a rien de fortuit: l'album a été composé comme une bande sonore accompagnant la lecture d'un livre magistral. Dans "Homo Disparitus" ("The World Without Us" dans sa version originale), Alan Weisman s'interroge sur le devenir de la planète si l'espèce humaine devait s'éteindre subitement. Son propos ne pouvait pas mieux coller avec l'univers musical de ces défricheurs de bruits. Ne t'inquiète pas si ça pique un peu, c'est voulu.

(si tu n'aimes pas les digressions, passe immédiatement à l'intertitre suivant). 

Le cheminement qui m'amène d'un disque à un livre, un film, un tableau ou un autre disque est souvent tortueux. Celui qui m'a conduit à dévorer le mois dernier "Homo Disparitus" d'Alan Weisman n'échappe pas à la règle. Pour remonter le courant, il faut revenir à une époque où je commençais à m'intéresser à Mamiffer, le groupe emmené par Faith Coloccia et son compagnon Aaron Turner, qui n'est autre que le fou furieux qui menait jadis les papes du post-metal Isis.

A coups de drones, de nappes de piano égarées et de chuchotements effrayants, Mamiffer m'a mis une claque scénique dont je ne me remettrai jamais. C'était au Magasin4, je ne sais plus très bien quand. A l'époque, j'avais déjà adoré l'album "Mare Decendrii". Après le concert, j'avais dépensé mon dernier billet pour acquérir "Bless Them That Curse You", un curieux double album à 3 faces, tout blanc. En écoutant ces plaques, c'était comme si j'avais entendu le brouillard. Un truc étrange, léger par moments, épais par d'autres. Un disque dont on ne voit pas le bout, jusqu'à un dénouement final tout en fracas et déluge. Une drôle d'affaire.

Il se fait que ce disque est un split, qui réunit Mamiffer et Locrian, sans qu'on ne sache vraiment qui fait quoi. C'est donc tout naturellement que j'ai commencé à fouiller dans l'interminable discographie de Locrian, dont j'ai extrait de sacrées perles. Pratiquant le grand écart entre noise, black metal, ambient et post-rock, Locrian ne sonne comme personne. C'est l'exemple même du groupe inclassable.

Dans la foulée, mon attention a été attirée par "New Dominions", un split réunissant Locrian et Horseback, un autre disque qui m'ouvrait de nouvelles perspectives. Si Locrian aiguise son propos sur des sonorités froides et métalliques, Horseback n'hésite pas à revenir à des guitares plus posées (quoi que...), à puiser dans l'héritage folk et psychédélique du rock US des années 60 et envoie le tout au diable à coups de hurlements infernaux dignes des formations black metal les plus radicales.

Depuis lors, j'ai découvert en Horseback une source étonnante d'émerveillement: des disques à la pelle, des collaborations à n'en plus finir, les projets parallèles de son leader Jenks Miller et même son implication dans le groupe country pop Mount Moriah (ce dernier n'étant vraiment pas ma tasse de thé). A lui seul, Horseback mérite un prochain article qui lui sera entièrement consacré.

Un livre, un disque


Ce contexte étant posé, voilà qui nous ramène à cette soirée de janvier dernier, où Locrian donnait un concert à Bruxelles, au Magasin4. Après les hostilités, la conversation s'engage avec le batteur et dévie rapidement sur ce split avec Horseback. La discussion embraie sur "The World Without Us" d'Alan Weisman, le bouquin qui a donc inspiré ce disque... même s'il n'est mentionné nulle part sur la pochette. Au mieux, une photo sur la page Facebook du groupe m'avait mené sur cette piste, ce que confirme Locrian. "Un livre qui a changé nos vies", selon le batteur. Il n'en fallait pas plus pour me convaincre de me jeter sur l'ouvrage, bêtement traduit en français "Homo Disparitus".

Alan Weisman est un journaliste américain qui, pendant des années, a parcouru le monde à la rencontre de scientifiques à qui il a soumis l'hypothèse suivante: si l'espère humaine devait subitement s'éteindre, qu'advientrait-il de notre chère planète? Combien d'années faudrait-il pour effacer toute trace de notre passage? Combien de temps nos villes pourraient-elles résister? Que deviendront l'art, le langage, le savoir? Comment réagiraient les autres espèces vivantes? Un postulat digne de la science-fiction, mais abordé sous l'angle purement scientifique.

Dès les premières pages du récit, on comprend rapidement que toutes nos créations dépendent largement de la survie de notre espèce pour perdurer. Il suffirait ainsi de quelques jours sans intervention humaine pour que New York se retrouve sous eau. Les ponts résisteraient moins longtemps si aucune voiture ne les empruntait - car les roues chassent les graines qui s'immiscent dans les failles du béton. Les systèmes de sécurité automatiques des plateformes pétrolières ne tiendraient pas plus d'une semaine. Les sites de forage s'embraseraient les uns après les autres. Sans personne pour éteindre les incendies, les flammes perduraient jusqu'à l'épuisement des nappes d'hydrocarbures, créant d'immenses nuages de cendres qui précipiteraient un nouvel hiver nucléaire qui durerait pas loin des 10.000 ans. Voilà pour le côté spectaculaire.

Pourtant, la réflexion ne s'arrête pas aux grandes explosions apocalyptiques. Oh non. Au fil des pages, on apprend que le raisonnement de la survie de l'Homme n'est pas qu'un pur postulat théorique. Ainsi, on considère que l'étanchéité des sites d'enfouissement de déchets nucléaires est garantie pour les 10.000 prochaines années. Soit une broutille à l'échelle de l'histoire de l'Univers. Conscients des risques, les responsables de certains sites ont gravé sur les parois en béton armé immergées sous des tonnes de terres des messages en une cinquantaine de langues pour prévenir de futurs visiteurs du danger à s'aventurer sur les lieux. Une démarche aussi fascinante que vouée à l'échec, quoi qu'il arrive. L'auteur rappelle que les langues évoluent tellement vite qu'il n'y a pratiquement aucune chance pour qu'un être humain, survivant miraculeux d'une espèce vouée à l'extinction, puisse les déchiffrer dans 10.000 ans.

Voilà le genre d'exemples - innombrables - dont regorge ce livre qu'on ne parvient pas à déposer. Je dois reconnaître tout de même qu'il souffre par moments d'une certaine densité. Les descriptions de processus chimiques qui mèneraient à libérer telle ou telle matière dans notre atmosphère sont parfois un peu pénibles à suivre. Mais heureusement, Weisman les entrecoupe d'exemples, dont je retiens quelques uns des plus saisissants:

- Depuis qu'il est devenu sédentaire, l'être humain n'a eu de cesse de saccager son environnement. Même les tribus Massaï ont brûlé des hectares de forêts pour développer leur agriculture. Cette destruction méthodique a amené plusieurs espèces à nouer des "alliances" au fil de l'évolution. Ainsi, les gnous, les zèbres et les gazelles ont, sur plusieurs milliers d'années, développé des systèmes d'alerte collaboratifs ultra-sophistiqués à l'approche d'un prédateur.

- Une série de sites démontrent qu'il y a bien eu des éléphants en Amérique. Tous ont été décimés.

- Dans leur mythologie, les Indiens d'Amérique nient l'existence autrefois d'une bande de terre sur le Détroit de Bering, qui reliait la Russie à l'Alaska. En effet, ce passage d'un continent à l'autre n'est pas compatible avec l'idée de "Native Americans". Aucune civilisation n'est née sur le continent américain, toutes les populations sont des nomades venus d'Afrique.

Nourri aux sources des théories de l'évolution de Darwin et Larmarck, le récit de Weisman aborde des thématiques aussi variées que celles de l'amoncellement des polymères au fond des océans, des cités souterraines antiques qui s'enfoncent sur 18 niveaux en Turquie ou d'une étonnante hypothèse sur la disparition de la civilisation Maya.

Ce dernier exemple, tout comme celui de l'Egypte ancienne, démontrent une fois de plus que l'hypothèse de l'extinction de notre civilisation n'a rien de loufoque, loin de là. La superposition de toutes ces théories nourrit une réflexion nécessaire sur la place de l'Homme sur notre planète et permet de reconsidérer notre action dans une perspective macro-historique qui manque souvent à la gestion de la chose publique. Comment en effet prendre de la hauteur face au devenir de l'Humanité lorsque l'action politique ne se fixe comme horizon que la prochaine échéance électorale, soit 5 ou 6 ans pour les plus chanceux?

Avant un dernier chapitre que j'estime superflu, le plaidoyer de Weisman évoque, avec des pincettes, le mouvement VHEMT, pour Voluntary Human Extinction Movement. Mené par l'activiste environnemental américain Les Knight, ce mouvement prône une extinction pilotée de la race humaine afin d'assurer la prospérité de l'ultime génération. Pour caricaturer: une stérilisation totale de l'espèce résoudrait immédiatement tous les conflits mondiaux, en actant la fin de la pénurie des ressources, l'éradication des questions liées à la dette ou au financement de la sécurité sociale. Selon le mouvement VHEMT, aussi radicale qu'elle soit, une telle campagne promettrait à la dernière génération d'humains une existence plus heureuse que celle de toutes les générations qui nous ont précédés.

Plus modéré, Weisman rappelle toutefois qu'une politique de natalité maîtrisée à l'échelle de la planète qui limiterait les naissances à 1 enfant par couple ramènerait le nombre d'habitants de la planète à 1,6 milliards d'individus d'ici 2100. Et quand bien même nous précipiterions notre extinction, rien n'indique qu'une autre espèce ne développerait pas à son tour les mécanismes destructeurs qui caractérisent notre civilisation. L'exemple des tendances génocidaires du chimpanzé fait à cet égard froid dans le dos.

Mots et sons


Fataliste, désespérant, mais diablement documenté, le livre de Weisman ne ferme pas la porte à un dénouement favorable... dont nous serions exclus. Si effectivement, l'extinction de l'être humain semble en bonne voie, la nature - via l'évolution - trouvera forcément sa voie pour éviter une éradication totale de notre planète. Mais à notre niveau de développement actuel, aucune illusion ne persiste: la Terre se portera beaucoup mieux sans nous. Reste à savoir si notre passage laissera une trace indélébile. Pour Weisman, sur le très long terme, seule la problématique des polymères qui saturent nos océans risque de ne pas trouver de solution. On ne peut toutefois pas exclure qu'une énième évolution permette aux poissons de digérer ces matières et d'en débarrasser les fonds marins.

A l'écoute de New Dominions, je ne peux que constater l'inévitable: personne ne pouvait mieux illustrer ce récit qu'un tandem Locrian - Horseback. Flippant, gueulard, à rebrousse-poil, cet album dépeint un monde sans couleur, déboulant à fond de caisse dans une voie sans issue.

En lisant ce livre, en écoutant ce disque, on ne peut se sentir que tout petit. Comme le rappelle Weisman, les sondes Pioneer 10 et Pioneer 11, lancées en 1972 et 1973, contiennent des traces de notre civilisation et de notre culture (dessins, enregistrements audio) à l'usage d'une éventuelle population extraterrestre qui croiserait un jour notre destinée. Après avoir frôlé Saturne en 1979, Pioneer 11 s'est ensuite dirigée vers la Constellation du Sagittaire. Elle ne croisera plus aucune étoile avant... 4 millions d'années.

Liens

Le site d'Alan Weisman entièrement dédié à son projet "The World Without Us"
L'album "New Dominions" en écoute intégrale.
La discographie sélective de Locrian.
La discographie (très) sélective de Horseback.