La sortie récente de No Pussy Blues, l’album de Grinderman, nous rappelle à quel point Nick Cave est un artiste multi-facettes. En solo, avec les Bad Seeds ou avec Grinderman (une version light de ces derniers), il a multiplié les albums pour délivrer sa propre version du blues, du rock et de la folk. Ce qu’on sait peut-être moins, c’est que le géant australien a également co-scénarisé l’année dernière le western post-moderne The Proposition, dont il a également signé la bande originale avec son complice Warren Ellis. Plus récemment, il a également dessiné la pochette du 45 tours de Get It On.
Mais l’aspect sur lequel nous allons nous attarder aujourd’hui, c’est le Nick Cave écrivain, qui a signé en 1989 le superbe roman And The Ass Saw The Angel (en français Et l’âne vit l’ange paru aux éditions Le Serpent à Plumes). Pourquoi ? Parce que ce livre constitue sans doute une pièce maîtresse pour ceux qui essaieront de saisir le fil conducteur de toute l’œuvre de Nick Cave. Il s’agit en effet d’un document incontournable, qui révèle (ô surprise) un Nick Cave torturé, presque en lévitation, mais diablement décidé à en découdre avec la société. Un roman dont il est impossible de sortir indemne.
Et l’âne vit l’ange se déroule dans un endroit imaginaire, la vallée de Ukulore (qu’on situe aisément en Alabama ou au Kentucky) dans les années 40. Ce lieu abrite la communauté sectaire des Ukulites, qui a connu la prospérité grâce à la culture de la canne à sucre. Pour une raison inconnue, la vallée est soudain frappée par la malédiction : une pluie lourde ne cesse de s’y abattre depuis plusieurs mois, ruinant l’économie locale. C’est dans ce contexte que naît Euchrid Euchrow. Fils d’une mère alcoolique qui carbure à la liqueur d’écorce et d’un père qui a fui une vallée voisine pour échapper à un passé familial trouble, Euchrid n’a pas été gâté par la nature : non seulement Dieu n’a pas jugé bon de permettre à son frère jumeau de voir le jour, mais il a également omis de le doter de la parole, histoire d’accentuer son sentiment de culpabilité.
Malgré son handicap, qui lui vaut les pires cruautés de la part des autres membres de la communauté (moqueries, tortures, viols, etc.), Euchrid développe d’impressionnantes capacités d’analyse et la lucidité suffisante pour nous raconter son histoire. Une histoire sombre comme l’enfer, qui baigne dans des flaques de boue, d’humiliation, de fanatisme religieux, de violence, de vice et de bêtise humaine.
Trois volets
Nick Cave a structuré son récit sous la forme d’un triptyque. Chaque partie se lit comme la proposition d’un syllogisme parfait dont la conclusion amènera à la destruction totale. A travers ce récit se dessine une critique amère et terriblement violente de toute société ultraconservatrice et rétrograde. Les Etats-Unis sont évidemment en ligne mais ne sont pas seuls en course, comme le démontrent chaque jour les titres de journaux.
Le livre premier relate la perte de sens d’un groupe humain incapable de surmonter la différence d’un des siens. Entre deux pintes de liqueur, la mère d’Euchrid bat son fils comme un chien, lui fait subir les pires outrances. A l’image de la communauté dans son ensemble, elle fait preuve d’une insupportable cruauté à l’égard de l’autre, alors que, déclin économique oblige, c’est toute la société qui sombre.
Le livre deuxième stigmatise l’intégrisme religieux. Un prêcheur sorti de nulle part mobilise les foules. En son nom, la communauté n’hésite pas à sacrifier certains de ses membres. La pluie s’arrête soudain alors qu’apparaît une enfant que personne ne reconnaît et qui fera l’objet d’un culte absolu, les Ukulites la considérant comme celle qui les a sauvés. La société se referme de plus en plus sur elle-même et atteint des sommets de violence. Euchrid, pour sa part, se renforce dans son rôle de souffre-douleur attitré. Témoin mais aussi victime de la barbarie de ses pairs, il sombre lentement dans la folie.
Le livre troisième se lit comme le résultat inéluctable des deux premiers. Désormais seul au monde, Euchrid bâtit sa propre forteresse qu’il baptise « Tête de Chien » et se prépare pour la dernière bataille. A son tour, il fait preuve d’une cruauté sans limite envers ses pairs, en l’occurrence ses chiens. Retranché parmi les « siens », il attend patiemment la confrontation finale avec le reste de la communauté. Et comme on l’aura deviné, nul besoin d’une fin heureuse pour clore un récit signé Nick Cave.
Voici donc l’auteur qui boucle la boucle : déchéance morale et intégrisme fanatique mènent au repli fasciste, autrement dit, à la destruction de la société elle-même.
Qu’en penser ?
D’abord, il faut préciser que Et l’âne vit l’ange est un livre difficile à lire. Pourtant habitué à lire les auteurs anglo-saxons dans le texte, j’ai dû me résigner après quelques pages seulement à opter pour la traduction française. En effet, le texte original regorge de patois hillbilly extrêmement opaque pour un non-initié. Une fois cette barrière franchie, il faut quelques chapitres pour se familiariser au style de Nick Cave, tant son récit se lit comme une suite de psaumes.
Ensuite, ce bouquin est entaché d’une violence crue, psychologique et physique. Le sang et la crasse s’accumulent au fil des pages. Certains passages sont difficilement supportables. Et, à chaque fois que la mère se descendait une rasade de liqueur d’écorce dans sa pinte en grès, je ne pouvais retenir un haut-le-cœur.
Au-delà de ses excentricités stylistiques, le roman excelle là où Nick Cave a toujours fait mouche : dépeindre un univers étrange, glauque, répulsif. De sa plume ou au micro, il vomit ses histoires dérangées avec un même talent.
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